Robert McNamara — Tout savoir sans rien connaître

par Serge Halimi

Avant de devenir président de la Banque mondiale, Robert McNamara s’est fait connaître comme le cerveau d’une guerre du Viet Nam pensée par l’élite intellectuelle américaine avec les techniques d’évaluation les plus avancées. Le projet d’espionnage Prism n’existait pas, mais production de chiffres et collecte de données fonctionnaient déjà à plein régime.

Dans son analyse du « suicide d’une élite » (et de la mort simultanée de quelques millions de Vietnamiens…), Patrick Hatcher note que l’armée américaine avait calculé « qu’il faudrait 50 000 dollars pour tuer un combattant de la guérilla. Mais combien y en avait-il ? (…) Le Pentagone estima que le Vietcong disposait de 16 000 hommes en 1961, et que le Nord avait infiltré au Sud 12 400 hommes en 1964, 37 100 en 1965, 92 287 en 1966 et 101 263 en 1967 ». A l’unité près… et grâce à des « informations fragmentaires — documents saisis, transmissions interceptées, interrogatoires de prisonniers. Chaque camp — faucons et colombes — disposait de ses données propres ». Au final, le Pentagone établit qu’il avait dépensé 337 500 dollars par combattant tué. Une somme à comparer avec la valeur estimée du paysan vietnamien vivant et vaquant à ses rizières : 40 dollars, soit son revenu annuel…

Pour vaincre, les Américains étaient partagés entre ceux qui voulaient prioritairement importer en Asie du Sud-Est le libéralisme politique américain et ceux qui accordaient plus d’importance à ses règles économiques marchandes, mais sans rien connaître du pays : “Je n’avais jamais été en Indochine. Je n’en connaissais ni l’histoire, ni la langue, ni la culture, ni les valeurs, admettra McNamara dans ses Mémoires. Mes collègues et moi décidions du destin d’une région dont nous ignorions tout (2).”

Ceux des experts du Pentagone “qui privilégiaient l’action économique se souciaient surtout de fournir des semences hybrides ou des engrais chimiques, de promouvoir des techniques d’aridoculture. (…) Ils interrogeaient : combien de toilettes y a-t-il dans une communauté ? Comment les individus ont-ils accès à l’eau potable et comment les villages se débarrassent-ils de leurs eaux usées ? Combien de docteurs et de dentistes par habitant ? Comment les gens sont-ils logés: type de toit, ventilation, nombre de personnes par pièce ? Quel est le régime alimentaire de la population, combien de calories par jour, quelle part de vitamines et quelle répartition entre fruits et légumes ? (…) Nous savons qu’ils se posaient toutes ces questions à propos du Viet Nam car on les trouve à foison dans les câbles qu’ils envoyaient (3)”.

En mars 1965, l’un des adjoints de McNamara précisa – sous forme de chiffres, naturellement — les buts de guerre de son patron : “pour 60 %, éviter une défaite humiliante qui ternirait notre réputation; pour 20 %, préserver le Viet Nam du Sud et le territoire adjacent de l’emprise de la Chine. Pour 10 %, permettre aux Vietnamiens du Sud de vivre mieux”. Le total ne faisait pas 100 %? Non, car existaient aussi quelques objectifs secondaires, dont celui de “sortir de ce conflit sans que les méthodes employées ternissent notre réputation (4)”…

Serge Halimi, Le Monde diplomatique

(1) Patrick Hatcher, The Suicide of an Elite: American Internationalists and Viet Nam, Stanford University Press (Californie), 1990.

(2) Lire Ibrahim Warde, “M. McNamara et ses calculs”, Le Monde diplomatique, mai 1995.

(3) Patrick Hatcher, op. cit.

(4) Ibid.